Pathe cine Générique CinéMémoire par cinememoire
La négociation
« Lorsque ma mère avait dit « Plus de cinéma pour ce mois-ci… ! » on aurait pu croire la cause définitivement perdue, une fin de mois difficile pesait dans la sentence. Après l’enthousiasme bruyant, l’espoir entrevu s’éteignait tout à coup et le silence retombait dans notre petite cuisine de Belcourt.
Mais ma sœur usait souvent d’un stratagème de dernier recours. Elle murmurait – plus qu’elle ne chantonnait – un air sensé ressembler à l’indicatif de la « 20th century fox», elle ajoutait à son numéro celui d’un mime : une caméra invisible dont elle tournait la manivelle. Alors tout le monde partait d’un grand rire et chacun courait s’habiller pour foncer vers le Roxy. Et contre toute attente, c’est ma mère qui nous précédait en pressant le pas…»
Cette histoire mon père me l’a racontée cent fois. A notre époque à nous, les choses étaient différentes. Sans le réaliser vraiment, nous vivions avec l’omniprésence de la guerre. Pourtant, malgré les bombes aux terrasses des cafés ou dans les dancings nous n’avons jamais renoncé aux séances de cinéma.
On allait toujours au « Roxy », situé à quelques pas de notre domicile.
Les places
J’étais l’ainé et comme de coutume, les responsabilités m’incombaient, en l’occurrence celles d’aller prendre les places pour la séance du soir.
– Écoute bien… Tu prendras les places à l’orchestre, mais pas devant, pas dans les tous premiers rangs, ni trop en arrière non plus, attention aux piliers à droite et puis à gauche aussi… Surtout, tu laisses tomber les places sur les côtés, sinon tu demandes des balcons… Tu as bien compris ?
Oui, je croyais avoir compris les recommandations paternelles, mais toutes ces conditions s’additionnaient, se combinaient dans ma tête d’enfant comme la multiplicité des variables rendent l’équation insoluble. Je m’efforçais de les garder claires dans mon esprit et pour ne point les mélanger ou en perdre une seule je courais littéralement vers le cinéma, vers cette petite guérite où trônait une toute puissante dame : Le cerbère du Roxy.
Le nez collé sur la vitre percée de quelques trous pour pouvoir parler, il fallait faire vite, parce que ça s’impatientait derrière. Prostrée, la femme tronc, tenait suspendu en l’air un gros crayon à deux couleurs; bleue et rouge, ( j’ignore encore à quoi servait le rouge…) dans l’attente de ma décision. Je savais qu’elle ne m’aiderait pas et que tout reposait sur moi.
– Tu veux quoi ? quatre places ?…… Ici ? ou là ?
– …….
Hésitant, j’observais le plan de la salle posé sur le dessus de la caisse, dessin en demi-cercle sur lequel bon nombre de fauteuils schématisés avaient déjà été rayés d’un zigzag de couleur bleue. Derrière moi, le suivant essayait de distinguer par-dessus mon épaule quel serait mon choix.
– Heu… Ici…quatre places…
Irrémédiable, le crayon s’abattait sans délai et barrait instantanément les emplacements que j’avais choisis. Alors, une machine invisible crachait bruyamment devant moi quatre tickets reliés en accordéon. C’était fini, les jeux étaient faits… Que dira mon père de mon choix ?
La première partie
Il détestait arriver en retard à la séance. Lorsque exceptionnellement cela se produisait, la transition brutale de la lumière à la pénombre de la salle nous aveuglait l’espace d’un moment. Salvatrice, l’ouvreuse venait à notre secours nous ouvrant la voie en laissant négligemment trainer derrière elle le faisceau lumineux d’une petite lampe de poche. C’était l’occasion d’admirer les jambes de la jeune fille souvent fort jolie.
A cette époque, les horribles séances permanentes n’existaient pas encore et le cinéma était un vrai spectacle, un rituel en plusieurs étapes avant d’arriver au clou de la soirée : le grand film.
Ce spectacle, il fallait le mériter. Combien de longs documentaires avons-nous patiemment suivi dans les détails; le remplissage de centaines de bouteilles de limonade, la construction détaillée des barrages, la culture des vignes ou la récolte des olives.
Les informations venaient ensuite car la télévision en était à ses balbutiements. En ces années soixante, elles concernaient toujours les « évènements » d’Algérie, images de soldats en armes et de mouvements de troupes dans le djebel. Imperturbable, le speaker de Paris les commentait d’une voix glacée impersonnelle et aigrelette.
Heureusement, le générique du premier Tom et Jerry nous délivrait de ces tristesses en noir et blanc. Toute la salle se laissait aller à un grand Ah !!! de satisfaction.
L’entracte, les réclames, la musique pour patienter et puis l’ouvreuse…
Elle déambulait dans la salle munie d’un panier d’osier qui craquait à chacun de ses pas. Elle observait la salle avec attention dans l’attente d’une main levée pour un esquimau ou pour un paquet de caramels. Elle ignorait superbement les quelques sifflets d’admiration qui fusaient parfois.
Je me souviens des fauteuils rouges et du rideau de l’écran, rouge lui aussi.
Le grand moment
Il ne restait plus beaucoup de tissu à déployer de chaque côté de l’écran par rapport à la première partie de la séance. Mais lorsque le rideau libérait ces quelques centimètres supplémentaires, l’écran s’ouvrait alors sur un monde fabuleux, un monde de rêve : celui du cinémascope et du technicolor…
On s’esclaffait avec Charlot et la soupe au canard des Marx Brothers. On savait que Jerry Lewis n’épargnerait pas une seule des porcelaines de la vitrine, on s’en régalait d’avance. Mais on pleurait avec Scarlett O’Hoara dans « Autant en emporte le vent » ou avec Jennifer Jones dans « l’Adieu aux armes ». Par contre, on s’endormait assommé par le jeu sans fin des claquettes de Fred Astaire et de Ginger Rogers.
La science-fiction ! En observant bien, on aurait pu distinguer les ficelles qui faisaient décoller les fusées et tourner les soucoupes volantes. Les martiens débouchaient des décors de carton-pâte semblant sortis d’un défilé de carnaval. Mais en ces temps, l’imagination était la plus forte et la « Planète interdite » m’a privé de sommeil pendant plusieurs nuits.
Longtemps, je me suis demandé si Sanson parviendrait à écrouler les colonnes du temple sur les Philistins. Il est parvenu à ses fins à tel point que le béret que je portais ce soir-là s’en est trouvé tout empoussiéré. Enfin, c’est ce que mon père a prétendu…
Il ne tenait pas à voir de films de guerre, pourtant un jour il fit une exception : « La patrouille infernale ». Curieusement, je me souviens qu’il me tenait par la main lorsque nous sommes sortis, je devais donc être très jeune. Ce fut la seule fois dont il me parla de ces choses :
« – Tu sais, la guerre ce n’est pas ça… »
Bien plus tard, des décennies plus tard, j’ai su ce qu’il avait vécu, ce qu’il avait vu lors des grandes batailles : le Garigliano en Italie, la libération de l’Alsace, l’Allemagne et puis l’Autriche. Il portait secrètement en lui le souvenir des hommes blessés, des hommes mutilés qui souffrent et puis qui meurent en demandant leur mère. Au cinéma les soldats ne meurent jamais, les hommes blessés se relèvent sans souffrir et les héros triomphent toujours emplis d’un courage à toute épreuve.
Belcourt dans la nuit
Un soir, le quartier de Belcourt fut privé d’électricité et nous avons dû renoncer à la séance de ciné. J’en fus si déçu que les larmes me sont venues aux yeux. Pour me consoler mon père m’a porté sur ses épaules, pourtant cet homme n’était pas enclin aux démonstrations d’affection.
Résignés, nous sommes rentrés par des rues noyées dans l’obscurité, seuls les phares jaunes des autos chassaient les ombres furtivement. Nous étions en décembre et pourtant il ne faisait pas froid. Il faut dire que pour le bonheur de ses habitants l’hiver n’est jamais bien rigoureux à Alger.
Luc Demarchi – Mai 2013.
Un document : l’inauguration du cinéma « Le Roxy »