Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés…
Rutebeuf (1230-1285)
Marceau Pons
Nous nous sommes connus en classe primaire à l’école Darwin, puis nous sommes devenus amis. Tu habitais l’un de ces grands immeubles du champ de manœuvres, immeubles de quatorze étages qui nous semblaient des gratte-ciel, à l’époque.
Vous étiez une famille nombreuse, faite plutôt de sœurs que de frères. Ton père était coiffeur et tu m’avais expliqué qu’il travaillait à l’invention d’une lotion sensée faire repousser les cheveux. Il recevait de temps en temps des visites de clients en quête d’une ultime solution à leur calvitie. Tu m’as confié avoir assisté, un jour, par inadvertance, au spectacle sidérant d’une femme désespérée retirant sa perruque et arborant devant vous, un crâne parfaitement lisse, dépourvue du moindre cheveu…
Nous passions souvent nos jeudis après-midi en promenades et en discussions passionnées parmi la flore luxuriante du jardin d’essai. Tout le long des chemins, on trouvait de petits regards servant à l’irrigation où subsistait toujours un restant d’eau stagnante. Nous nous amusions alors à surprendre les grenouilles qui vivaient là, dans ces petites mares. Dans les grands bassins du jardin évoluaient une myriade de poissons rouges de toute taille. Je me souviens du jour où tu as plongé ta main avec une rapidité si extraordinaire que tu parvins à saisir une poignée d’alevins nageant en surface. Un gardien vit notre manège et nous rappela à l’ordre d’un coup de sifflet strident qui nous terrifia.
Le 9 juin 1962, la veille de notre départ pour la France, je voulais venir te faire mes adieux, mais ce jour là, la guerre était dans la rue et j’ai dû renoncer. Pons est un nom d’origine espagnole et ma mère était persuadée que vous vous étiez réinstallés dans ce pays.
En réalité, il y a seulement quelques années, j’ai appris que tu vivais en France comme de nombreux rapatriés. Mais l’exil, comme un naufrage, nous a projetés l’un et l’autre en des lieux éloignés de l’hexagone. Il nous reste une amitié précieuse et sincère toujours vivante dans nos souvenirs.
Andrée Garguilo
Tout comme moi, Andrée Garguilo a habité le 94 de la rue de Lyon. Nos balcons se situaient côte à côte. Toutefois, nous avons occupé les lieux à des époques différentes et c’est beaucoup plus tard que nous nous sommes connus puis rencontrés.
Au départ des Garguilo, l’appartement a été utilisé comme réserve de chaussures. Plusieurs fois par jour, au rythme des essayages de la clientèle, on pouvait voir l’employé du magasin monter et descendre, une grande pile de boîtes coincée sous le menton. Par mesure de sécurité, la porte de l’appartement avait été blindée. Visiblement elle est encore en service actuellement.
C’est avec un serrement de cœur qu’Andrée retrouve son appartement en 2005. Tout à changé, Il a été transformé en salon de coiffure, mais le balcon où, enfant, elle a passé de longues heures en compagnie de son grand-père lui rappelle le bonheur disparu de ce temps passé.
Andrée se souvient :
Au niveau du numéro 94, juste en dessous de notre appartement, un restaurant arborait l’enseigne « Le Faisan Doré ». Puis se succédaient du même coté de la rue, un bar, le photographe Rolando, un magasin de tissus nommé « La Rose d’Or », une petite papeterie-librairie- journaux tenue par M. et Mme Stoklein et enfin, la Pharmacie Baude, laquelle faisait l’angle de la rue Lamarck.A l’autre angle, la Brasserie Rivieccio, la boulangerie-Patisserie Guirado, en face, la boucherie Bence, puis en partant en direction de la rue Lamartine : un bar, la Patisserie Ferra : « Le Poussin Bleu « , et le Cinéma « Le Musset ».
Sur le trottoir d’en face : une pharmacie, la charcuterie Devésa, la bijouterie Bobillat, le salon de coiffure Marty et enfin l’immeuble désaffecté où habitait Mme Camus.
Cette pauvre femme travaillait dans notre immeuble. J’allais souvent lui acheter son pain et lorsque ma grand-mère faisait la macaronade, avec sa sauce spéciale napolitaine, elle lui en réservait une bonne ration dans une assiette creuse recouverte d’une seconde assiette avec un torchon noué autour. Quand elle finissait son travail, vers 12 heures 30, elle s’arrêtait chez nous et ma grand-mère lui remettait ce qu’elle avait préparé à son intention .
Au dessus de chez nous habitaient les Planchet et les Serror. Mme Camus travaillait chez les Serror. Ces derniers avaient un fils, Robert, devenu médecin. Par la suite, j’ai appris que le Dr Serror, après l’indépendance, s’était établi dans les Hautes Pyrennées. Les parents Serror étaient propriétaires d’une mercerie « Le Dé d’Or », après les chaussures Roig.
Enfin, rue Prévost-Paradol, on trouvait la Boulangerie Costa et beaucoup plus bas, un magasin de prêt à porter nommé « Raya ». En face, la mercerie Sanigou, à l’enseigne « La Petite Denise », tout à côté, une brasserie que tenait la famille Moralle. Sur la droite, il y avait le marché et la grande charcuterie Serralta.
Le 94 de la rue de Lyon, c’est là que j’ai vécu…
Le bonheur est un puzzle dont il convient de replacer les éléments chaque matin. Yves Michallet
Dans l’appartement voisin du nôtre, vivait une dame âgée du nom de Mme Chérot. De temps à autre, sa petite fille Marie-Jeanne, lui rendait visite. Elle possédait un piano qui ne servait à rien, personne n’ayant appris à en jouer.
Mme Chérot, excellait dans la fabrication de pâtes. En été, elle étalait sur la terrasse, quantité de tomates qui ne tardaient pas à se dessécher sous le soleil brûlant d’Alger. En faire du concentré pour la sauce, c’était bien là le but recherché. Mes frères et moi finissions toujours par céder à la tentation d’une violente bataille de ces fruits rouges, dont les murs de la cour se trouvaient rapidement constellés, ceci au désespoir de la vieille femme.
Les Mons habitaient un petit appartement perché sur la galerie intérieure. Ils avaient deux enfants, Daniel et Jacqueline. Daniel et moi avons parcouru des kilomètres et des kilomètres dans la steppe de la cour, poursuivant nombre de bisons sauvages au soleil couchant…
M. et Mme Colas assuraient la fonction de concierge. J’étais toujours stupéfait d’entendre Mme Colas, parler l’arabe à la perfection. Leur fils, Jean-Louis, d’un tempérament artiste, était épris d’opéra. Transporté, il écoutait, pendant des heures sur son pick-up, les vocalises de Mado Robin dans Lakmé.
Au second, M. Calbo et Viviane Planchet. Viviane avait une sœur du nom de Pierrette. Les deux sœurs étaient bien connues dans le quartier de Belcourt.
Dans le second appartement du deuxième, M. Nicole pratiquait le judo. Il était fier de son fils qui n’avait pas tardé à enfiler le kimono dès son plus jeune âge. Ils furent rapidement remplacés par la famille Mimoune.
M. Hocine Mimoune, dentiste, avait épousé une professeur d’allemand. Ma mère s’étant plainte du coût important des livres scolaires, cette dame m’avait offert un dictionnaire d’anglais. Sur la première page, le précédent propriétaire du livre avait noté son nom : « Coutu Roger, aspirant », mentionnant dans le détail, tous ses déplacements durant la seconde guerre mondiale. Je me suis toujours demandé qui pouvait être cet homme…
L’unique propriétaire de tous ces logements se nommait M. Kespi. Il lui arrivait de venir inspecter les lieux sous l’apparence d’une simple promenade, mais il était craint de tous.
Le salon de coiffure Marti
Situé à hauteur du N° 93 de la rue de Lyon, la salon Marti était tenu par Anton et Marie Gines. Sur la photo, deux employées, Ginette Ambrosini à gauche, et Renée Calise (Demarchi) à droite, ont interrompu leur travail, le temps d’une prise de vue.
Après l’école, il m’arrivait de rejoindre ma mère au salon. Je me souviens de l’odeur âcre de l’ammoniaque contenue dans les produits destinés à décolorer les cheveux ou à modeler les permanentes, odeur qui prenait la gorge. A l’époque, on devait peu se soucier de leur innocuité…
Après 1962, les Gines ont vécu à Béziers.
Luc Demarchi – Novembre 2007
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