Je ne me souviens pas avoir jamais vu Monsieur Perez lever la main sur un élève. Pourtant, dés qu’il franchissait la porte de la classe, une vague de silence l’accompagnait. Déferlant du premier jusqu’au dernier rang, ce tsunami noyait tout sur son passage; conversations, rires, jusqu’aux moindres chuchotements, telle l’absence d’oxygène étouffant la flamme.
Il s’habillait d’une grande cape noire et d’un chapeau mou qui semblaient avoir été coupés dans le même tissu. Ce long manteau triste le faisait ressembler à ces agents de police des années quarante, circulant à bicyclette dans la France occupée.
Sans jamais élever la voix, sans le moindre geste d’agacement, Monsieur Pérez s’était forgé une terrible réputation d’homme de fer. Pour ajouter encore à l’austérité du personnage, le bruit courait, parmi les élèves, qu’il avait été pilote de la R.A.F pendant la deuxième guerre mondiale. Et chacun de l’imaginer mitraillant les avions ennemis ou lui-même atteint, se posant en catastrophe dans un déluge de feu. Cachait-il d’horribles cicatrices sous ses vêtements… ?
Jean Pierre et moi sommes arrivés dans sa classe au début de l’année 62. A cette époque, la situation s’aggravait à Alger et nos parents cherchaient à nous placer dans un établissement de confiance. Ainsi, de collège en lycée, nous parcourions les écoles d’Alger en quête d’une sécurité, hélas toujours plus précaire.
Une fois admis dans la classe de Monsieur Pérez, on se retrouvait dans un monde à part aux rituels inquiétants. Lors de notre arrivée, un élève fut autorisé à nous enseigner les règles en vigueur. Il le fit en prenant garde de ne pas troubler le silence, nous chuchotant les consignes quasiment dans l’oreille, comme s’il craignait qu’une parole ne s’en échappe et aille perturber l’ambiance studieuse de la classe.
Monsieur Pérez, en homme efficace, ne tenait pas à perdre son temps avec des noms à rallonge. Il les écourtait selon son inspiration. Ainsi, je devins immédiatement « Monsieur De », et mon camarade, « Monsieur Da ». Les élèves étaient désignés par ce qui restait de leur nom de famille. Les interrogations donnaient suite à une succession ridicule d’onomatopées : Monsieur De, Da, Do, Po, Pu…
Bien entendu, tout devait être appris par cœur. Des les premiers jours, nous assistâmes à une étrange démonstration : L’élève interrogé ne se contentait pas d’ânonner la leçon du jour. Il accompagnait sa performance d’un bras tendu dans les airs, la main décrivant des arabesques dans l’espace. Syllabes et intonations se trouvaient illustrées et soulignées par ces mouvements de doigts improvisés.
Langage des sourds-muets, mime en apprentissage ou chef d’orchestre sans baguette ? Nous restâmes perplexe devant ce spectacle sans précédent. Par la suite, on nous expliqua que « ça aidait à réciter la leçon », mais, aujourd’hui encore, je n’en suis toujours pas intimement convaincu.
Chaque semaine, un élève, désigné par M. Pérez, se devait de trahir ses camarades par le rôle qui lui était dévolu et ceci dans la plus stricte légalité. Lorsque l’un d’entre nous, lèvres et langue tremblotantes, trébuchait dans la délicate prononciation du « the » ou hésitait trop longtemps entre les subtiles nuances du « flour » et du « flower », le professeur présentait son pouce tourné vers le bas. Attentif au verdict, mais parfaitement indifférent au sort qui attendait le coupable, le « camarade arbitre » remplissait avec une précision de comptable, le tableau des punitions, condamnant le contrevenant à la colle du samedi.
Nous vécûmes ainsi quelques temps, jeunes gladiateurs tremblants, sans glaive et sans bouclier, dans cette arène imaginaire soumis aux jugements sans appel d’un César improvisé.
Un matin, en arrivant au collège, un tintamarre inhabituel me fit entrevoir un salut possible… Les militaires avaient envahi la cour et le préau. Depuis longtemps, la présence latente de la guerre ne nous surprenait plus. Je m’empressai d’aller les questionner sur une fermeture possible de l’école ou une suspension des cours, ce qui arrivait de temps à autre. Hélas, tout espoir s’éteignit lorsque le soldat traça une ligne imaginaire partageant l’espace en deux parties :
«- Non !, les cours continuent, la moitié de l’école sera pour vous et l’autre moitié pour nous !»
Il s’en suivit alors, une situation tragicomique que je n’ai jamais revue de toute mon existence de collégien. Tout au long de la journée, au rythme des patrouilles, des soldats armés et casqués, mitraillette en bandoulière et grenades à la ceinture, entraient et sortaient de l’établissement dans des cliquetis d’armes, martelant la cour de leur gros brodequins. L’être humain s’habitue à tout. De même, élèves et soldats cohabitèrent en bonne intelligence. Récréation en commun, patrouille sur le départ croisant dans l’escalier une classe montant en cours de maths…
Rigide et imperturbable, le professeur d’anglais tenta bien de conserver sa superbe et de poursuivre ses cours, feignant d’ignorer ce monde qui nous avait envahi. Mais le bruit continu des hommes en armes, se bousculant, riant, chahutant parfois ou nettoyant bruyamment les latrines à grands seaux d’eau finirent par crever la bulle de silence religieux qui régnait dans notre univers. Un beau jour, M. Pérez nous fit dignement cette déclaration solennelle :
«- Messieurs, nous avons dépassé le temps des punitions… !»
La suite de l’histoire, je ne la connus pas car les évènements prenant un tour dramatique, mon père tint à m’avoir prés de lui tout au long de la journée. Il fut décidé que je l’accompagnerai sur les lieux de son travail. A l’époque, il était mécanicien automobile à l’hôpital Mustapha d’Alger.
C’est alors que le hasard me joua un tour détestable. Chaque matin, arrivés à hauteur du quartier du champ de manœuvres, nous croisions le redouté M. Pérez. Nous partions en direction de l’hôpital, tandis que lui se rendait en classe pour tenter de continuer à donner ses cours.
La précision de nos déplacements mutuels provoquait notre rencontre chaque jour exactement au même endroit : sous les arcades de la rue de Lyon. J’appréhendais ce « rendez vous » quotidien, craignant une esclandre, ou une demande d’explication auprès de mon père. Chaque jour, je jouais d’un nouveau stratagème pour éviter le regard du maître quand je sentais sa présence toute proche, percevant sa longue cape noire du coin des yeux.
Il ne se manifesta jamais et contre toute attente, ce fut moi qui décida de mette fin à cette situation ridicule. Un matin, dans l’intention de lui adresser un simple bonjour, je relevai la tête et l’espace d’un instant, nous nous fixâmes intensément.
C’est ainsi que je vis dans son regard, sur son visage même, une expression nouvelle, sidérante. J’y vis pour la première fois, une douceur et presque une tendresse inconnue jusqu’alors. La rigueur et la sévérité avaient disparu laissant place à une véritable compassion, une gentillesse déconcertante. Cet homme me parla des yeux et je conservai ce regard dans ma mémoire pendant bien des années.
Aujourd’hui je sais ce qu’il a voulu me dire.
Au fond des ses yeux, j’ai lu cette petite phrase que l’on voudrait adresser à tous ces enfants du monde vivant et grandissant au quotidien parmi les violences et les brutalités, jouant avec les armes comme s’il s’agissait de jouets. A ces enfants que nous fûmes qui cherchaient les douilles vides tombées au sol ou les balles perdues enfoncées dans les murs des maisons. Cette petite phrase :
« – Mes pauvres enfants, c’est une bien triste enfance que vous aurez eue. »
Luc Demarchi – 13 Janvier 2008.
NB : En 1962, M. Pérez était professeur d’anglais à l’école Chazot, dans le quartier du champ de manœuvre à Alger. Il n’a jamais été pilote de la R.A.F.