L’instituteur à demandé :
– Qui peut me dire ce qu’est un potager ?
Pour une fois, il a levé le doigt, lui qui n’aimait pas l’école et ne parlait jamais, timide, effacé, se tenant à l’écart de ce monde qu’il craignait et où il se sentait toujours étranger. Il faut croire que ce jour là, le signe du bonheur s’était soudainement allumé en lui.
– M’sieu, M’sieu…
– Oui !
– C’est à coté de l’évier, là où l’on pose la cafetière…
L’instituteur n’a rien dit. Il est resté muet d’étonnement. Toute la classe s’est retournée vers lui et l’a regardé, stupéfaite, goguenarde… Et puis on a interrogé quelqu’un d’autre.
– Toi !
– C’est le coin du jardin où l’on fait pousser les légumes.
– Très bien !
L’instituteur insista en appuyant bien sur sa phrase :
– Au jardin, les légumes poussent… dans… le… potager.
Il est rentré à la maison plein de colère et d’humiliation. Il a lancé son cartable sous la table et au bord des larmes, il a fait des reproches à sa mère, des sanglots dans la voix.
– Dans cette maison, on ne parle pas Français. On emploie des mots à tort et à travers. On dit n’importe quoi. On change le nom des choses. Un kaki devient une platemine, une serpillère; un chiffon de parterre, un ivrogne; un kilo, et un potager devient… Et moi, je suis ridicule à l’école…
Lorsque le père est rentré, on a fini par en rire, mais pendant longtemps, il lui en est resté un douloureux pincement au cœur.
Bien des années ont passé. Il a perdu ses cheveux et il a gagné un ventre rond en échange.
Comme tout le monde, il lui arrive d’aller au restaurant. Ce jour là, les collègues étaient de bonne humeur. On a bien rit tout au long du repas. Le vin et la bonne chère aidant à décontracter les plus réservés.
Puis on a décidé de sortir pour prendre un peu l’air. Quelqu’un a lancé qu’il y avait un château à visiter dans le coin. Alors, la petite troupe bruyante et indisciplinée s’est mise en route.
Le vin continuant à faire son effet, la visite s’est faite sous les quolibets et sous les rires au point d’indisposer la guide qui se taisait parfois, attendant le silence…
Après la chambre du roi, ce fut celle de la reine, le cabinet du marquis, la bibliothèque et enfin la cuisine.
– La plupart des objets qui se trouvent ici sont des originaux. Voyez la cheminée monumentale et son immense tourne broche. De même, prés de la pierre d’évier, une petite construction faite de briques permettait de poser les pots, d’où son nom de potager…
Ce dernier mot le sortit brutalement de sa torpeur, il émergea, tel le plongeur qui réapparait à la surface, après une apnée prolongée, ruisselant d’eau, la bouche grande ouverte prête à aspirer tout l’air du monde.
En une seconde, il retrouva toute sa lucidité. Il franchit la Méditerranée. Tout lui ré apparut ; vieux film en noir et blanc :
Le quartier de Belcourt, le petit appartement de la rue de Lyon, l’école Darwin, les retours de classe le soir tandis qu’il faisait encore chaud, les pluies de sauterelles brillant dans le soleil d’été, les promenades au jardin d’essai, les journées passées au bord de l’eau.
Et puis, le souvenir de sa mère jeune et belle à qui il avait reproché un jour, de transformer le nom des choses juste pour l’embêter. Il aurait voulu lui demander pardon en lui déclarant que les potagers de pierre existaient bien. Il aurait voulu surgir dans la classe de M. Riche pour lui tirer l’oreille à son tour et lui en faire la révélation. Mais c’était trop tard, le monde de son enfance avait disparu.
Alors, le film arriva au bout. La bobine décrocha, elle se mit à tourner à vide, dans un tac tac tac obstiné, imposant brusquement un écran éclatant de blancheur au spectateur ébloui.
– Et mon gars, où tu es ? reviens nous… !
On lui a tapé amicalement sur l’épaule. On l’a pris par le bras. On s’est inquiété, on a cru le sentir triste tout à coup, sans doute à cause du fond de ses yeux devenu subitement un peu brillant, un peu mouillé.
Il a répondu avec un sourire forcé que ce n’était rien, vraiment rien, que c’était juste à cause du soleil.
Luc Demarchi – 30 juillet 2009.