Il me reste si peu de choses…
Un petit nœud aux quatre coins d’un mouchoir, et ça vous faisait un chapeau tenant sur la tête tout le jour durant, comme par miracle. Une grand-mère attentive veillant à humidifier le tissu quand il le fallait, et ça suffisait à vous protéger de l’insolation. La vieille femme devait tenir cette pratique de ses ancêtres napolitains.
A Alger, comme à Naples, le soleil était impitoyable en été. Mais il fallait l’affronter pour profiter de nos jours de terrasse. Une fois par mois chaque famille y avait droit. Pour rien au monde on n’aurait renoncé au spectacle d’Alger depuis la terrasse de notre immeuble. Lorsque la longue clé avait tourné deux fois dans la serrure bruyante, la porte de bois vermoulue s’en allait claquer contre le mur, s’ouvrant en grand, et à chaque fois la lumière nous surprenait, nous aveuglait. Alors, on s’avançait doucement, la main en visière au dessus des yeux sur cette terrasse carrelée d’une multitude de petites tomettes hexagonales rouges. La ville blanche était partout. Elle remontait derrière nous, s’étageait, se déployait en paliers. Nombreuses, les terrasses offraient une alternance aux toitures de tuiles rouges.
Aux premières heures de la matinée, le soleil nous accordait la grâce d’une chaleur modérée, retenue, comme un ultime sursis qui ne durerait pas. Le bleu du ciel, immense, profond, sans fissure, tel la pureté d’un chant de castrat rejoignait une mer d’huile venue du plus loin de l’horizon et répandue jusqu’entre les moles du port où dormaient encore de gros navires immobiles.
Pour ma grand-mère, la fascination du spectacle cédait vite la place au travail. Elle ne tardait pas à s’échiner sur des baquets de linges sales, toujours le même bruit de brosse à chiendent sur la planche à laver au bois attendri par l’insistance du savon. D’un baquet à l’autre, de la lessiveuse aux bassins de ciment, il finissait par en ressortir de grandes pièces de tissu immaculé. Je l’observais pendant qu’elle les étendait. Elle apparaissait en ombre chinoise derrière de grands draps blancs. Jamais lassée par la tâche, elle chantait, au contraire. Peut-être des chants venus de Carlo Forte ou d’Ischia, de ces îles d’où ses ancêtres avaient émigré pour fuir la misère. Pour gagner du temps, elle tenait entre les lèvres, deux pinces à linge qu’elle utilisait le moment venu. Son chant, bouche fermée, devenait alors un murmure insolite et poignant. Parfois, elle s’amusait à saisir un grand morceau de tissu et à le faire claquer comme un fouet au dessus de moi. Il en pleuvait une myriade de gouttelettes d’eau qui me glaçaient et me faisaient hurler de rire.
Tandis que le soleil entamait son ascension, un chant s’élevait du minaret voisin. Chant incompréhensible en cette langue qui m’était inconnue, mais saisissant par la plainte, le pardon, et la supplication qui s’en dégageait, une prière montant douloureusement dans le ciel bleu d’Alger. Au dessous de nous, la vie matérielle prenait sa place. Le marché de Laâqiba* s’animait. De longues colonnes de passants parcouraient les étals en tous sens. D’en haut, les fruits, les légumes se fondaient en tâches de couleur vertes, rouges, ou jaunes. Les cris des vendeurs ventant leur marchandise nous parvenaient en une cacophonie assourdie.
Souvent, c’est vers midi que le vent se levait. Au-delà du Jardin d’essai, après la route moutonnière, loin sur la mer, le haut des vagues s’allumait de points blancs. Ils apparaissaient puis disparaissaient tels des signaux d’alerte. Ma mère me disait : « oh ! au large, bien au large, je vois des moutons…. ».
Curieusement, les appartements de l’immeuble possédaient tous une cheminée, et ces accessoires, pourtant inutiles dans ce pays chaud, aboutissaient précisément sur la terrasse. Ainsi, en collant son oreille contre les conduits, on percevait les bruits, les paroles des familles qui vivaient en dessous. Ici, c’est Léon, le voisin du deuxième qui joue du piano, là, Madame Pérez qui se dispute avec son mari. Au moment du repas, des odeurs délicieuses de poivrons, de tomates, de viandes rôties nous parvenaient, nous ouvrant l’appétit. Toute la vie de la grande maison se mélangeait ainsi sur la terrasse, des cœurs battaient à l’unisson. Un microcosme de cette communauté d’Algérie faite d’Italiens, d’Espagnols de Maltais, se retrouvait sans le savoir, en haut de l’immeuble, dans une union de bruits, de rires, de discussions, d’odeurs, de tout ce qui faisait leur vie de gens simples.
Dès le début d’après-midi, tandis qu’on finissait de ramasser le linge déjà sec, on voyait arriver le reste de la maisonnée, une serviette autour de la taille en guise de pagne, et un savon à la main. Les appartements ne possédant pas cette commodité, on ne manquait pas l’occasion de se régaler dans les bassins de ciment de la petite buanderie en prenant une vraie douche, même si l’eau était glacée. Pour se donner du courage, les baigneurs chantaient à tue- tête en s’aspergeant, mais les chants tournaient aux cris, puis aux rires.
Enfin, lorsque la chaleur consentait à lâcher prise, silencieux, on s’accoudait au parapet en attendant le soir, espérant un semblant de fraîcheur dans le vent léger de la nuit. Épuisé de soleil, fatigué par cette longue journée de grand air, un sommeil irrésistible m’envahissait doucement. Les yeux de l’enfant que j’étais, se fermaient tout seul. Dans un rêve éveillé, je ne percevais plus où finissaient les rues et où commençait la mer, mais je continuais à fixer les gros bateaux arrimés dans les môles. Les uns après les autres, ils s’allumaient pour la nuit de mille petits feux multicolores.
Il me reste si peu de choses…
* Laâqiba : Quartier arabe qui se trouvait tout près de Belcourt à Alger.
Luc Demarchi – 15 juillet 2006.