A mon père

Février 2001

La France entière s’est émue hier de la situation dramatique des 900 kurdes irakiens échoués sur un bateau fantôme à Fréjus, et sur les conditions inhumaines de leur exode… Ceci illustre le nouveau visage de l’exil… En France, la solidarité s’organise. 55 % des personnes interrogées estiment que les réfugiés de Fréjus doivent avoir le droit de s’installer dans l’Hexagone… »

Tu as éteint la radio et tu es sorti, je t’ai rejoint sur le balcon. Nous avons fixé la mer bien loin sur l’horizon. Nous n’avons pas dit un seul mot mais je savais bien que nous pensions les mêmes choses… Il se trouve des dates importantes que l’on n’oublie pas ; un décès, une naissance, un mariage… Pour moi, c’est le 10 juin 1962, il reste gravé dans ma mémoire. Parfois, quand j’hésite, quand j’ai peur d’oublier, je me répète intérieurement : « c’était le 10 juin 1962 ».

Deux valises par personne…

Que fallait-il emporter ? Le linge plié dans les armoires ou mes livres « rouge et or » rangés sur l’étagère. Les photos de classe avec tous ces camarades qu’on ne reverrait pas ou celles du mariage des grands-parents. Tout semblait précieux et dérisoire à la fois, les chaussures, les ustensiles de cuisine, les guirlandes du dernier Noël…

Mais comment emporter ? L’ambiance de nos rues, nos premiers pas sur les petites tomettes rouges de la terrasse, l’écho de nos rires et de nos chagrins, le sirocco du mois d’août, les rochers de Jean-Bart, et la secca de Surcouf, nos journées de vacances passées au bord l’eau.

Comment emmener nos morts reposant dans les cimetières d’Alger…?

Comment une vie d’homme ou de femme, comment la vie entière d’une famille peut-elle tenir dans une pauvre valise ?

Je te revois dévissant consciencieusement de notre porte d’entrée, la petite plaque de cuivre gravée à notre nom, et la placer dans nos maigres bagages. Pour les billets, je ne me souviens pas si nous avons eu du mal à les avoir. Pour certaines choses, il me reste une espèce de brouillard.

Nous nous sommes retrouvés sur les quais dès sept heures du matin. La foule a rapidement grandi derrière nous, sans bousculade, sans pleur, sans cri. Nous avons patienté ainsi jusqu’à midi sous le soleil d’Alger. Les martinets criaient dans le ciel bleu de juin.

Enfin, quelque chose s’est débloqué et doucement nous nous sommes rapprochés du bateau : l’El Mansour. Une passerelle menait vers une petite porte de métal située à mi-hauteur de la coque. Nous avons pénétré ainsi dans le ventre du navire.

Comme un signe, les ténèbres effacèrent d’un seul coup la lumière incomparable du ciel d’Alger, puis la pénombre nous livra un étonnant spectacle : une multitude de chaises longues installées à la hâte et au hasard de la cale. Ironique, ce bric à brac de bois et de toile habituellement présent sur les lieux de vacances nous narguait, ajoutant un caractère grotesque à la situation.

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Le bateau s’éloigna du quai. Une ambiance lourde et silencieuse régnait sur le pont. La baie d’Alger diminuait, semblait se tasser, pour moi c’était la première fois… En souriant, tu m’as désigné le large : « maintenant, c’est là bas qu’il faut regarder… ». Mais je ne voyais que l’horizon… Derrière nous, le bateau ouvrait une large blessure d’écume blanche dans une eau de mer immensément bleue, profondément bleue. Ce cordon ombilical nous relia longtemps à la terre puis tout devint liquide autour de nous.

A partir de ce moment, notre bateau entama un mouvement puissant et continu de haut en bas et de bas en haut. Alors, les visages devinrent blancs et tous regagnèrent leur place dans la cale. Nous étions placés à l’étrave. Il ne fallut pas longtemps pour que cette danse entre la mer et l’El Mansour ne se fasse impitoyable. Au début, il nous restait suffisamment de volonté et de force pour tenter de nous déplacer, de nous isoler en franchissant les chaises longues. Mais sur ce bateau surchargé, l’espace entier devint rapidement innommable. Nous avons pataugé ainsi dans l’ordure et les vomissures durant toute la traversée. De temps à autre, je voyais passer au-dessus de moi, sur les poutrelles d’acier du navire, des rats… Habitants du lieu, ils circulaient ainsi en toute quiétude, nullement incommodés. Au fil des heures, l’odeur d’huile provenant des machines se fit écœurante. Quelques bouteilles vides abandonnées sous les sièges roulaient sans arrêt au rythme du navire, ajoutant à l’insupportable mal de mer. La coque résonnait sous les vibrations continues des moteurs. Pendant de longues heures, l’étrave du bateau plongea et replongea encore.

Au matin, après cette affreuse nuit, nous avons débarqué à Port-Vendres, épuisés et sales. Sur les quais, je crois bien que l’on m’a tendu un café mais j’ai fait non de la tête. N’ayant connu que l’Algérie, je fus époustouflé par la verdure de la campagne environnante bien qu’il s’agisse du sud de la France. J’étais curieux de ce pays censé être le mien.

Ce que j’ignorais encore c’est que nous n’avions aucune importance, et que notre exode, à nous, ne compterait pas. Nous allions connaître le temps de l’indifférence et du mépris, puis viendrait celui de la culpabilité pour le mal que nous aurions fait en naissant et en vivant là bas…

Quelques années plus tard, alors que je visitais le musée de la marine de Toulon, une maquette de bateau élégamment placée sous une vitrine attira mon attention. Une petite étiquette indiquait : « El Mansour ». Je n’oublierai jamais le nom de ce bateau.

Tu n’es plus de ce monde, mais je garde toujours près de moi la plaque de cuivre oxydée par le temps, sur laquelle on distingue encore notre nom. Souvenir dérisoire que tu dévissas de la porte de notre petit appartement de Belcourt.

Parfois, je me demande si, de l’autre coté de la mer, sur le bois de notre porte, il en reste encore la trace, comme l’empreinte d’un passé heureux.

Luc Demarchi – 25 juin 2005.


J’habitais rue Lamartine à Belcourt et j’allais à l’école Aumerat. Ce que je viens d’apprendre en lisant ce texte, Luc, c’est que nous sommes partis ce même jour sur le même bateau. Ce funeste jour, j’ai vu pour la seule fois de ma vie pleurer mon père.
Fraternellement. (Henri Riffaud).

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