Bouche bée, le plus petit écarquillait les yeux en écoutant le plus grand…
– Je vous dis qu’une ville entière est immergée au large.
– Une ville ?
– Oui, une ville romaine… une ville avec ses temples, ses colonnes et ses statues, une ville entière engloutie.
Alors tous se taisaient et tournaient leur regard vers le large. L’obscurité, le vent léger de la nuit, et le clapotis des flots aidaient l’imagination à voir la merveille dans les profondeurs bleutées de la mer.
Allongés sur des matelas, à même le sol, dans des pièces aux murs blanchis à la chaux, ils s’endormaient et voyageaient ensemble dans le rêve. Ils la voyaient, la ville engloutie, les statues d’un blanc d’albâtre noyées entre les tourbillons d’algues vertes. Les colonnes brisées éparpillées parmi les bancs de poissons. Ils plongeaient profond sans jamais remonter pour respirer.
Le plus petit faisait toujours promettre aux grands de l’emmener, mais la promesse n’était jamais tenue. Aux premières lueurs du jour, ensommeillé, il les entendait partir aux bruits des barques, et malgré les précautions des rameurs qui ne faisaient qu’effleurer discrètement l’eau de leurs avirons, il percevait encore leur rire goguenard tandis que les bateaux s’éloignaient vers le large. Il aurait voulu courir sur le sable et crier « attendez, attendez-moi ! », mais Morphée ne lâchait pas son étreinte, retenant l’enfant ancré dans les profondeurs du sommeil.
Je ne pourrais pas vous conduire à cette maison de Castiglione. Je ne pourrais pas vous y conduire parce que j’en ai oublié le chemin, et puis le temps a sûrement eu raison de cette bâtisse grossière et délabrée. On dit que l’urbanisation a dévoré la côte à cet endroit.
C’était une maison presque insalubre, sans eau courante et sans électricité. Le soir venu, on s’éclairait à la lampe à pétrole. Le matin, on allait puiser l’eau au robinet du cimetière. Il existait bien un puits, mais si près de la mer que l’eau en était saumâtre.
Une maison sur la plage, tout au bord de l’eau, lorsque le vent se levait, les vaguelettes venaient mouiller la façade. Nous avons vécu ainsi deux mois dans ce « bateau échoué » qui semblait n’attendre qu’une poussée sur le sable pour reprendre la mer.
C’était une maison presque insalubre, pourtant l’enfance avait fait son nid tout un été en ces lieux, un bonheur sans limite, sans mesure, comme seuls les enfants peuvent l’inventer. On l’avait louée un prix modique pour le dernier été. Là-bas, on disait qu’on passait les vacances « au cabanon ».
Depuis tôt le matin, jusqu’à la nuit, les cris de joie s’éparpillaient sur la plage.
A l’aube, les petites barques alentour prenaient la mer sous l’effort soutenu des pêcheurs. Pieds-nus, arc-boutés, les hommes poussaient des « ho ! hisse ! » et les coques finissaient toujours par glisser en chuintant sur le sable mouillé puis dansaient sur l’eau, libérées de leur pesanteur massive.
Au retour, les filets secoués par ces hommes de mer laissaient tomber nombre de petits poissons dans les creux des rochers. La nuit venue, au large, les lamparos s’allumaient jusqu’à l’aube, piégeant dans leurs faisceaux des nuages d’anchois, tels des papillons de nuit.
Prédateurs nocturnes, congres et murènes approchaient furtivement le bord de la plage. Il ne suffisait pas de les pêcher, il fallait encore assommer ces poissons-serpents à la vie dure. Un morceau de ruine romaine faisait l’affaire, infâme sacrilège des ignorants que nous étions alors.
Portes et fenêtres grandes ouvertes, rires et cris, lumières dans la nuit noire, d’autres prédateurs silencieux nous observaient, tapis à l’intérieur des terres. Par miracle, il n’arriva rien. Après bien des années, j’ai réalisé cette dangereuse insouciance dont nous avions fait preuve en ces temps dramatiques.
Plus la saison avançait et plus nos cheveux blondissaient sous le soleil, et plus nos corps devenaient bruns.
Puis le vent tournait et les courants ramenaient une eau de mer salie par la sardinerie de Chiffalo. C’était la fin du voyage, la fin de la saison, le signe du retour s’annonçait, portant déjà en lui le relent de tristesse de l’été finissant.
Au fil du temps qui passe, je garde précieusement au fond de moi ce souvenir de notre dernier été là-bas.
Perdu parmi les ruines, un petit enfant solitaire observe l’horizon. Il attend le retour des barques et les mains agitées des marins en signe de bonheur retrouvé. Il attend le recommencement. Il attend notre impossible retour. Depuis longtemps, son image s’est figée en une photo jaunie.
Non, je ne pourrais pas vous conduire à la maison de Castiglione parce que j’en ai oublié le chemin, et puis le temps à sûrement eu raison de cette bâtisse grossière et délabrée.
Luc Demarchi – 18 septembre 2010.