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Il affectionnait la position accroupie. Si pour d’autres elle provoque des crampes et s’avère rapidement exténuante, lui, semblait s’y complaire des heures durant, tel un grand échassier aux pattes repliées sous lui-même. La tête inclinée en arrière juste ce qu’il faut, il observait les objets manipulés par le foyer grossissant de ses lunettes.

Il avait une façon de toucher bois, métal, ou cuir qui réveillait la matière. Elle se donnait à lui sous ses caresses. Il dialoguait avec elle. Sous ses doigts d’expert, le bois se polissait, le métal se redressait. Jamais le clou n’échappait au marteau. Le trait de scie progressait droit dans le bois sans une hésitation, sans une bavure. La lame du rabot, parfaitement affûtée, soulevait de longs copeaux qui s’enroulaient sur eux même, ne se brisaient jamais et semblaient des œuvres d’art.

Pour son travail de plombier, il utilisait une lampe à souder aussi belle que dangereuse. Faite d’un cuivre rutilant, on la remplissait d’essence que l’on comprimait à l’aide d’un petit piston. L’allumage surprenait, la combustion impressionnait. Un jour, mon père m’a expliqué qu’il pouvait confectionner une sphère parfaite à partir d’une simple feuille de métal.

Lorsqu’il m’arrivait de prendre la suite après lui, au contraire, tous ces éléments se liguaient contre moi. La matière se refermait, devenait muette, s’obstinait à me contrarier. Il s’en amusait.

Il était plombier ferblantier, mais ses ancêtres Génois, arrivés en Algérie en 1860, avaient exercé le métier de bijoutier en Italie. Sans doute avaient-ils dû s’adapter aux besoins de ce pays neuf. Il était porteur d’un extraordinaire savoir faire dont seules quelques parcelles se sont transmises à ceux de ma génération.

Il utilisait toujours un fume cigarettes dans lequel il glissait une minuscule pierre blanche et cylindrique dont j’ignore encore la nature, persuadé de se protéger ainsi contre les méfaits du tabac.

Comme nous tous dans la famille, c’était un amoureux de la mer et de la pêche. A l’époque, la fibre de carbone n’existait pas. On utilisait des cannes en bambou. Les brins s’emmanchaient les uns dans les autres par l’intermédiaire de viroles en cuivre. Tenu à bout de bras pendant des heures, l’ensemble ainsi constitué pesait rapidement un poids considérable. Cela ne semblait pas le gêner le moins du monde.

Heureux, rieur, il ressortait régulièrement des profonds trous d’eau de mer de magnifiques sars. Tandis que moi, lorsque ma canne pliait, c’était sous le poids d’un cabot* minuscule. Mon irritation le faisait rire.

La préparation d’une journée de pêche était un rituel auquel il apportait toujours beaucoup de soin et une précision particulière comme en toute chose. Les palangrottes enroulées sur des supports de liège poncé, les hameçons enfoncés à même ce liège, il fabriquait lui-même ses plombs de pêche en laissant couler le métal fondu dans de petits moules qu’il avait confectionnés.

Durant la première guerre mondiale, il fut mobilisé au sein d’un Régiment d’Artillerie Lourde, mais n’en parlait jamais. Lors d’un transport de troupes, son bateau fut victime d’un torpillage. Il séjourna de longues heures dans l’eau mais eut finalement la vie sauve.

Souvent, la jeunesse est cruelle sans raison. Je ne sais plus lequel d’entre nous lui a jeté un jour au visage cette réflexion idiote qui me fait mal encore aujourd’hui :

– Nous, on ne t’aime pas… !

Le visage du vieil homme n’a pas tressailli, mais j’ai vu ses yeux s’embuer pendant un court instant.

A l’instant de sa mort, il aurait sangloté. Mon père, soucieux de respecter son image, à tenu à nous dire que ce n’était certainement pas de peur, mais de désespoir à l’idée de ne plus nous voir.

En ces temps là, les morts reposaient quelque temps à la maison avant l’ultime voyage au cimetière. La dernière fois que je le vis, il était allongé sur un lit étroit dans une petite chambre, une bougie allumée prés de lui. On l’avait habillé d’un blouson de cuir râpé. Je ne sais pas s’il était croyant. Il repose dans le cimetière d’une petite ville de France sans jamais avoir revu l’Algérie, pays où il est né et où il a vécu jusqu’à 66 ans.

Cet homme se nommait Albert Baptistin Demarchi, c’était mon grand-père.

Luc Demarchi – 15 juin 2009.

* : petit poisson à grosse tête, ressemble à la Blennie.


Voilà ce que j’appelle une nouvelle, un art littéraire encore plus difficile que le roman. Cet écrit en est un exemple. Pittoresque dans la description du personnage et des paysages, il se termine en nous laissant le souffle coupé, « c’était mon grand-père », c’est ce qu’on appelle de la sobriété, un concentré manié avec art. Votre grand-père vous a légué un don, celui de pêcher les mots justes. (Monique Clavaud).

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