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Avant propos : J’ai écrit ce petit récit en septembre 2001. A l’époque, je ne possédais pas de site personnel, aussi certains de mes amis ont eu la gentillesse de le publier sur le leur. Je les remercie tout particulièrement. Ceci explique pourquoi on retrouve ce texte sur certains sites Internet. Par ailleurs, plusieurs lecteurs, anciens habitants du quartier, ont relevé fort justement des erreurs dans ma description. Toutefois, j’ai préféré laisser ce récit en l’état initial.

 

Dans le quartier de Belcourt à Alger, à l’angle de la rue de Lyon et de la rue de l’Union, une petite boutique aux merveilles attirait irrésistiblement grands et petits. Il faut dire qu’elle offrait aux regards des passants le spectacle toujours magique des trains électriques miniatures.

Je fréquentais alors l’école de la rue Aumerat et aussitôt les cours terminés, mon copain Serge et moi nous remontions la rue de l’union à grandes enjambées, le cartable à bout de bras pour aller nous régaler du spectacle. Et puis, nous restions là, sans voir le temps passer, oubliant les devoirs, le nez collé contre la vitrine à contempler le mouvement des petites locomotives, jamais lassés des manœuvres pourtant répétitives. Les aiguillages qui s’ouvraient et se fermaient, les passages devant les gares miniatures, les marches avant, les marches arrière et puis surtout, les locos surgissant des tunnels avec leurs petits phares éclairés et leurs biellettes affolées.

A ce moment là, Serge me répétait toujours :

– Tu sais ce qu’il faudrait pour faire encore plus vrai ?
– Quoi ?
– Un mégot de cigarette dans la cheminée, pour la fumée…

Quelquefois, à notre arrivée, une déception nous attendait : la vitrine était plongée dans l’obscurité et les trains immobilisés. Qu’importe, nous restions plantés là, fixant le patron d’un regard suppliant. A l’intérieur, le vieil homme vêtu d’une blouse grise discutait avec son fils et semblait nous ignorer mais il avait bien vu le manège et s’en amusait avec son complice de garçon. Finalement, il finissait toujours par glisser une main sous son établi et basculait un interrupteur invisible mettant ainsi fin à notre supplice en réveillant instantanément toute cette merveilleuse petite mécanique.

Un jour, ma mère m’a appris avec une espèce de douceur paisible que le fils de la boutique aux petits trains avait été tué dans sa rue. Nous fréquentions la même école pourtant je ne me souviens pas avoir ressenti de chagrin sans doute parce que la mort est un monde inconcevable lorsqu’on a quatorze ans.

A cet âge on écoute aux portes et il me reste encore en tête ces lambeaux de phrases prononcées à voix basse :  » Tué à bout portant… c’est son père qui l’a trouvé étendu sur le trottoir… il voulait une vengeance, il est entré dans ce bar et il a posé sur le comptoir l’écharpe rougie du sang de son fils, sans dire un mot … «

Dans les jours qui ont suivi, la boutique aux petits trains a fermé et le vieil homme à la blouse grise s’en est retourné en Alsace emmenant avec lui le cercueil de son fils.

A l’heure ou certains ont décidé que notre souffrance et notre sang versé n’étaient pas dignes d’être honorés, qui se souvient de cet enfant de quinze ans assassiné dans la rue et de tous les autres, ceux dont le seul crime était d’être nés et d’avoir vécu dans l’Algérie de leurs parents.

Bien des années ont passé depuis, et voilà longtemps que nous avons appris à vivre dans cette France au climat si différent de celui de notre sol natal. L’hiver fait toujours frissonner ces gens venus de là bas et quand décembre arrive avec les fêtes de Noël, comme un enfant, j’aime à m’attarder devant les vitrines aux merveilles. On dit qu’il est un jouet qui ne se démode jamais, c’est le train électrique. Vous savez, les petites locos qui tournent, qui tournent et sur lesquelles il ne manque plus qu’un mégot de cigarette pour faire la fumée…

Luc Demarchi – 05 septembre 2001.


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