Un souvenir que mon frère avait oublié…

Un doigt sur les lèvres, je t’ai dit : « chut ! Écoute… ».

Tu as cru à un nouveau stratagème de ma part, et les yeux rieurs, tu m’as asséné un formidable coup de polochon qui faillit bien me déséquilibrer. Du coup, nous avons repris notre impitoyable bataille, au risque de nous fendre le crâne sur le petit lit de fer que l’on extirpait chaque soir du cosy.

Comment faisions-nous pour dormir à deux dans cette couche étroite ? La grand-mère savait : « vous dormirez l’un aux pieds, et l’autre à la tête ». Dans la journée, le cosy servait de divan. Sur les petites étagères trônaient la photo de mariage des parents, un gros coquillage verni et la maquette grossière d’un bateau de guerre.

Le soir venu, on déployait le lit et la salle à manger se transformait en chambre à coucher improvisée. Nous étions heureux tous les deux de cette relative indépendance. On en profitait pour chuchoter tard dans la nuit malgré les remontrances du père qui lançait de temps à autre depuis la chambre du fond : « ça suffit là bas… »

J’avais même entrepris de te lire « La fortune de Gaspard » de La Comtesse de Ségur et tu t’en souviens encore aujourd’hui. Ce soir là, je m’entêtais à vouloir te faire entendre raison : « Écoute…, tais toi, écoute bien… »

Silencieux tout à coup, le regard fixé vers un point invisible sur le mur, l’oreille tendue… tu as enfin perçu le bruit. Au début, ce n’était qu’un chuintement, quelque chose que l’on traînerait sur le sol : une chaîne, une vibration assourdie, un bourdonnement, un roulement de tambour, peut-être… Était-ce proche ou lointain ? Illusion d’un grondement énorme dans le lointain étouffé par la distance, ou bruissement minuscule d’un insecte tout à coté de nous ?

De longues minutes passèrent. Petit à petit, la trépidation grandit, se transforma, alla crescendo pour devenir raclement puis martèlement. Cette attente dans le silence nocturne devenait angoissante. Quelque chose se dirigeait vers nous, fondait sur nous, quelque chose d’irrémédiable qui ne cessait d’enfler, impossible à identifier. Lorsque les murs ont vibré, lorsque les vitres ont tremblé, nous avons couru jusqu’au petit balcon donnant sur la rue de Lyon.

jeu01C’est à ce moment qu’ils nous sont apparus. Tout au bout de la rue, Ils ont surgi de l’ombre, l’un derrière l’autre. Les deux montagnes de fer se suivaient à quelques mètres de distance. Peint en blanc sur le blindage, on pouvait lire « Bir-Hakeim » et « Mulhouse-La Hardt ». Durement, ils martelaient la chaussée de leurs chenilles d’acier. Canon droit devant et mitrailleuse pointée vers les toits, ils avançaient telles deux créatures têtues que rien ne pourrait arrêter.

De la tourelle ouverte du premier char d’assaut dépassait la tête d’un soldat coiffé d’un casque de cuir. Le radio, écouteurs aux oreilles, semblait parler tout seul. Une grande antenne fouet ployait à l’avance du blindé. L’espace d’un instant, l’homme nous fixa du regard, aussi sidéré que nous à la vue de ces deux jeunes garçons à demi-nus sur leur balcon, en plein couvre-feu, un polochon à la main.

Les tanks amorcèrent un virage en bloquant brutalement l’une de leur chenille. Puis ils s’enfoncèrent dans la nuit, disparaissant comme ils étaient venus, laissant derrière eux deux profondes balafres sur le bitume de la chaussée.

Lassée de tant de sang versé, de drapeaux inutilement déployés, de manifestations obstinées, d’espoirs déçus, cette nuit-là, dans cet Alger de l’année 62, pas une seule fenêtre ne s’ouvrit, tout demeura noir silencieux et fermé, la population du quartier ne daigna pas sortir aux fenêtres, résignée à cette destinée irrémédiable qu’elle sentait proche.

Mon frère et moi furent les seuls spectateurs de ce défilé insolite.

Luc Demarchi – 9 juin 2009.


Ce défilé insolite fait toujours son bruit glacé dans votre mémoire, la fixant hors du Temps dans un présent éternel. (Monique Clavaud).

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